La complexité croissante des opérations de construction de bâtiments nécessite désormais un process bien rodé entre acteurs de la maîtrise d’œuvre. La coordination de la maîtrise d’oeuvre, la répartition des tâches et des honoraires doivent être contractualisées pour délimiter clairement les responsabilités.
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Réglementation acoustique, RT 2000, RT 2005, RT 2012, RT des existants, labels environnementaux, permis de déroger… Le moins que l’on puisse dire est qu’en une génération les études de bâtiment se sont singulièrement complexifiées. Et ce n’est pas fini : dès l’année prochaine la réglementation environnementale (RE 2020) introduira la notion de « bas carbone » qui bouleversera un peu plus les études de bâtiment. C’est à la maîtrise d’oeuvre qu’échoit en premier lieu la mission de faire émerger une génération d’« architectures décarbonées ». Pour relever ce nouveau défi au coeur de multiples autres contraintes réglementaires, architectes et bureaux d’études doivent davantage travailler main dans la main. La partie ne paraît pas gagnée d’avance : « Aujourd’hui, l’architecte semble conditionné pour servir le trio bonheur-vie-avenir, tandis que l’ingénieur est cantonné dans la technique et le réglementaire ; cette séparation empêche les deux composantes de la maîtrise d’oeuvre de partager des valeurs communes que sont le bien-être des usagers et le plaisir d’habiter », regrette Dominique Sutra del Galy, président de Sogeti ingénierie. Pour l’architecte Corinne Vezzoni, le meilleur moyen de partager ces valeurs commence par « l’explication des choix architecturaux pour donner davantage de sens au travail du bureau d’études » ; et pour ce dernier « de s’extraire de sa formation initiale qui le conduit à apporter une réponse unique à un problème posé, alors qu’il devrait plutôt multiplier les réponses… voire parfois contourner le problème pour se rapprocher de l’état d’esprit de l’architecte ».

 

RÉPARTITION DES TÂCHES ET DES HONORAIRES

Pourtant, la multiplication des paramètres sociétaux, environnementaux et économiques prendre en compte dans les projets de bâtiment devrait rapprocher les protagonistes de la maîtrise d’oeuvre. La faute à des formations initiales clivantes ? Pas seulement ! L’attribution des rôles entre acteurs de la maîtrise d’oeuvre est aujourd’hui au coeur de multiples dysfonctionnements. « Les problèmes que les architectes et les bureaux d’études rencontrent entre eux ont généralement pour origine des commandes respectives imprécises et mal rémunérées du maître d’ouvrage ; alors que leur capacité à travailler ensemble, séparément, en sous-traitance ou en groupement, repose sur la bonne répartition des tâches qui délimite les responsabilités en cas de problèmes ultérieurs », constate Michel Klein, directeur général adjoint de la MAF.

Autrement dit, à travers l’attribution des missions et leur rémunération, la maîtrise d’ouvrage porte une responsabilité non négligeable dans le bon fonctionnement de la maîtrise d’oeuvre. Pour Corinne Vezzoni, les difficultés que rencontre la maîtrise d’oeuvre dans son fonctionnement ont principalement pour origine des budgets travaux sous-évalués du fait notamment de la difficulté pour la maîtrise d’ouvrage de jauger la qualité des projets qui lui sont proposés : « Ces budgets doivent pourtant répondre à des exigences réglementaires de plus en plus lourdes », constate l’architecte, qui ajoute : « Dans une sorte de “ poker menteur ” qui pousse le maître d’ouvrage à minimiser son enveloppe financière dans l’espoir d’obtenir le meilleur prix de construction, la maîtrise d’oeuvre est constamment sommée de retravailler son projet pour “entrer ” dans le budget. » Résultat : une maîtrise d’oeuvre qui parfois relâche ses efforts, et des bureaux d’études qui renoncent assez rapidement à répondre à ces demandes d’études mal justifiées. S’ensuivent de multiples erreurs, oublis, manques de synthèse dans les études, qui sont autant de petites bombes à retardement sur le chantier. « C’est pour cela que je fais souvent équipe avec des bureaux d’études que je connais depuis longtemps et avec lesquels je partage les mêmes process de travail dans une relation de confiance », reconnaît Corinne Vezzoni. Mais ces budgets sous-évalués ont d’autres conséquences néfastes : en phase d’exécution, ces mêmes maîtres d’ouvrage choisissent les entreprises moins-disantes pour réaliser les travaux. « Par leurs pratiques, ces entreprises mal sélectionnées tirent la qualité vers le bas, et par la même occasion, elles compliquent beaucoup la tâche d’une maîtrise d’oeuvre déjà éprouvée en phase de conception », déplore Corinne Vezzoni. Ce constat est partagé par Dominique Sutra del Galy : « Sur le chantier, la maîtrise d’oeuvre finit par marcher sur la tête, le maître d’ouvrage lui reprochant de ne pas faire le boulot de l’entreprise dans la production des plans d’exécution et la surveillance des travaux. » Au final, la chaîne de la qualité se rompt entre la maîtrise d’oeuvre et les entreprises…

INFO MAF :

En l’absence d’un contrat précisant la répartition des tâches, le juge peut attribuer les responsabilités sur la seule répartition des honoraires, et cela quelle que soit la cause du sinistre.

MAF AssurancesDes manques de cohérence entre programme et projet.

« La principale source de dysfonctionnements entre architectes et bureaux d’études se trouve dans le manque de cohérence entre le programme et le projet. Cela résulte généralement des délais trop courts accordés aux études du projet ou, au contraire, de la suspension des études… parfois pendant plusieurs années. Dans le premier cas, l’intégration des études techniques n’a pas le temps d’être correctement faite dans le projet architectural. Dans le second cas, l’affaire suivie par des personnes différentes qui se succèdent sans se connaître provoque la perte d’informations. Les coups d’accélération dans les études, comme les suspensions de délais demandées par le maître d’ouvrage, favorisent les oublis, les erreurs, voire l’absence de synthèse technique. Les modifications de programme plus ou moins bien intégrées sont une autre source de manque de cohérence entre le programme et le projet. C’est particulièrement criant en l’absence de coordination de la maîtrise d’oeuvre. Cette mission, qu’elle soit assurée par le maître d’ouvrage, par un assistant à la maîtrise d’ouvrage ou par l’un des maîtres d’oeuvre, est désormais capitale pour le bon fonctionnement d’une équipe aux multiples intervenants. »

Ludovic Patouret, expert construction et dirigeant de Gecamex

 

CHAÎNE DE QUALITÉ CONTRAIGNANTE

« Parallèlement à ce mauvais casting d’entreprises, la rémunération insuffisante de la maîtrise d’oeuvre, est à l’origine de sinistres lorsqu’elle conduit à tirer les prix au point de minimiser les études nécessaires à l’aboutissement du projet », signale Patrick Cormenier, juriste à la MAF. Elle affaiblit également l’implication de la maîtrise d’oeuvre dans sa mission. Et cela, dans un contexte où la complexité croissante de l’acte de construire produit un surcroît d’aléas en phase de conception, comme en phase de chantier, qui se répercutent plus tard pendant l’exploitation de l’ouvrage. Autant dire que, par l’absence d’une juste rémunération de sa maîtrise d’oeuvre, le maître d’ouvrage réduit sa capacité à relever le défi de l’innovation. De plus, l’accroissement permanent des exigences techniques requiert de choisir des professionnels performants dans une chaîne de qualité de production des bâtiments de plus en plus contraignante. « Pourtant, rappelle Dominique Sutra del Galy, les exigences réglementaires sont un puissant moteur de progrès ; elles font appel à la créativité des architectes et à l’inventivité des bureaux d’études et donnent tout son sens à la mission de la maîtrise d’oeuvre au regard du développement durable de notre société… à condition que ce travail soit correctement rémunéré. »

 

INFO MAF :

Lorsque l’architecte sous-traite une partie de sa mission (hors conception architecturale), le contrat de sous-traitance doit préciser clairement les tâches confiées au bureau d’études et les honoraires correspondants.

 

LA RESPONSABILITÉ CALQUÉE SUR LES HONORAIRES

Reste que le maître d’ouvrage ne porte pas seul la responsabilité des dysfonctionnements de la maîtrise d’oeuvre : l’absence de convention de groupement définissant clairement les rôles de chacun en cotraitance, la mauvaise rédaction des contrats de sous-traitance au sein même de la maîtrise d’oeuvre, l’absence de conseil de l’architecte au maître d’ouvrage sur la nécessité de coordonner les missions entre partenaires de la maîtrise d’oeuvre… figurent en bonne place des causes récurrentes de sinistres constatées à la MAF. Les rôles sont souvent mal définis et les tâches mal identifiées par les architectes et les bureaux d’études eux-mêmes. « Au point qu'en cas de sinistre le juge ne dispose parfois que de la seule répartition des honoraires, qu’il ajuste éventuellement en constatant des défauts de conseil entre professionnels pour attribuer les responsabilités ; et cela, quelle que soit l’origine du sinistre », observe Patrick Cormenier. Ajoutons à ces défaillances contractuelles les nombreux retards dans la production des études : « C’est un grand classique des bureaux d’études dont la mission est mal définie et entraîne une demande de rémunération complémentaire », ajoute le juriste.

Dans ce contexte, certains bureaux d’études n’hésitent pas à invoquer une sorte de « droit de retrait » pour protéger leurs marges financières, que seul un avenant revalorisant leur rémunération peut, à leurs yeux, lever. Enfin, recommande Michel Klein : « Les architectes et bureaux d’études ont besoin de partager des méthodes de travail communes. » Le directeur général adjoint de la MAF constate que le Building Information Model (BIM) contribue déjà à structurer les méthodes de travail dont la maîtrise d’oeuvre a besoin. Et cela, même si son usage est encore loin d’être partagé par tous. « En industrialisant ses process avec le BIM, la maîtrise d’oeuvre pourra mieux se consacrer à l’évolution de la société et des usages », espère de son côté Dominique Sutra del Galy. Industrialiser ? Le mot fait peur aux architectes.

Le président de Sogeti ingénierie insiste toutefois sur le besoin qu’ils ont ainsi que les bureaux d’études de s’entendre sur des procédures exploitables par tous. Dans son constat, il est rejoint par Ludovic Patouret, expert construction et dirigeant de Gecamex (voir encadré page 13). Ce dernier estime en effet que la maîtrise d’oeuvre est désormais sommée de s’adapter à la nouvelle donne de sécurisation de ses process : « La méthode dans l’avancement des études de maîtrise d’oeuvre reste à formaliser autour d’un chef d’orchestre qui doit être missionné pour l’animer », constate l’expert construction… à la manière, selon lui, du coordonnateur Ordonnancement-pilotage-coordination (OPC) qui conduit les entreprises.

 

CONTRACTUALISER LA COORDINATION DE LA MAÎTRISE D’OEUVRE

Certes, un bâtiment n’est pas un produit industriel. La création architecturale, les spécificités géotechniques, urbanistiques, programmatiques… en font un ouvrage unique dont la production donne de la place aux imprévus de toutes sortes : « Prétendre que l’industrialisation des process supprimera tout risque de dysfonctionnement est une vue de l’esprit », reconnaît Ludovic Patouret. Mais, pour l’expert construction, l’animation de la maîtrise d’oeuvre est désormais une mission en soi et une voie d’avenir pour améliorer la relation entre architectes et bureaux d’études. Si ce rôle est encore aujourd’hui implicitement attribué à l’architecte au titre de son rôle de « chef d’orchestre », la complexité croissante de l’acte de construire semble aujourd’hui imposer sa formalisation. « Les tâches que recouvre cette mission sont désormais trop importantes pour se limiter à des actions intuitives », souligne l’expert construction. Au point que cette coordination pourrait faire l’objet d’un référentiel – une charte par exemple – et d’une formation professionnelle destinée à ceux qui veulent assumer cette fonction. Affaire à suivre…
 

INFO MAF 

Dans le cas d’une maîtrise d’oeuvre en cotraitance, la convention de groupement précise les tâches que recouvre chaque mission, et la répartition d’honoraires correspondante.